ÉPILOGUE
ASSIS à son chevet, Xavier tendit à Valrin une tasse fumante remplie de thérouge.
« Attention, c’est très chaud. » Valrin était en position semi-allongée sur son lit. Il avait tenu à regagner sa chambre. L’opération l’avait un peu affaibli, mais, d’ici quelques heures, il pourrait se lever. Dès qu’il était revenu à la conscience, Xavier l’avait mis au courant au sujet de Jana. Deux larmes avaient alors coulé sur les joues de son ami. C’était la première fois que Xavier le voyait ainsi vulnérable. Il en avait conçu une joie sans pareille. Pavelic avait réussi.
Valrin porta la tasse à ses lèvres, grimaça. Brusquement, ses sourcils s’arquèrent.
« La douleur, fit-il d’une voix pensive. Je la ressens… Je veux dire, je la ressens normalement. » Il reposa doucement la tasse.
« Les Pèlerins avaient raison, finalement. Ils ont franchi la Porte noire. On dirait qu’ils tiennent leur premier miracle. » Xavier ne put s’empêcher de tiquer. Ce n’était pas un miracle, d’ailleurs les Pèlerins s’étaient gardés d’utiliser ce mot ; seulement l’application de règles scientifiques.
« Ils ont réactivé une Porte, précisa-t-il, c’est tout ce dont on peut être certain. On ne saura jamais s’ils ont découvert le monde des Vangk. À moins qu’ils ne reviennent.
— Tu crois à leur retour ? »
Bien malgré lui, Xavier eut un geste de dénégation. Pas encore de douleur, se dit-il.
« Une demi-heure seulement après la disparition du Notos, le Calam, un second orbiteur, s’est dirigé vers la Porte avec la même vitesse de transfert. Mais, quand il a traversé l’anneau de la Porte, le plan singulaire ne s’est pas formé et le Calam a continué sur sa trajectoire. Il mettra une bonne semaine à revenir. La Clé était bel et bien destinée à ne fonctionner qu’une seule fois. »
Valrin passa sous silence le fait que son ami n’avait pas répondu à sa question.
« En tout cas, poursuivit Xavier, Alioculus n’est plus isolé, car les relais des téléthèques sont à nouveau actifs. Le voyage jusqu’à Moire n’est plus nécessaire. »
Quelques heures à peine après la réactivation miraculeuse de la Porte de Vangk, des orbiteurs en avaient émergé et se pressaient autour du Vasimar. Sitôt qu’ils étaient entrés dans la chambre de Valrin, Xavier avait remplacé les visages du bureau exécutif de la KAY par le spectacle du voisinage encombré du Vasimar, retransmis par les chaînes d’information interne. À peu près tous les orbiteurs arboraient l’emblème d’une multimondiale. Les Pèlerins allaient devoir rendre compte de leur tentative prématurée. Car leur victoire n’était qu’apparente. La Clé n’avait fonctionné qu’une fois, et le Notos s’était évaporé ; de plus, en ayant rouvert le trafic, les Pèlerins empêchaient les chercheurs d’effectuer leurs recherches. Les Trois Portes étaient de nouveau taboues.
Xavier et Valrin devaient s’attendre à avoir sous peu des nouvelles de la KAY et de l’Eborn. Mais il était fort peu probable que l’on ose s’attaquer à eux : ils étaient les protégés des Pèlerins. De surcroît, l’enjeu qu’ils avaient représenté avait cessé d’exister. Xavier ferait savoir à la KAY que la course à la vengeance de Valrin avait définitivement cessé.
« Comment te sens-tu ? » s’enquit-il.
Les yeux de Valrin se perdirent dans le vague.
« C’est étrange. Quand tu m’as réveillé en prononçant mon nom, je me suis demandé s’il s’agissait de moi ou d’un autre. Un nom est revenu. Je le croyais enfoui à jamais.
— Un nom ?
— Léodor Kovall. Mon nom d’avant. Des choses surgissent de mon passé à Larsande. Tout est si confus… Je n’arrive pas à me rappeler ce qui s’est déroulé juste avant l’opération. Je crois t’avoir menacé de mort. Est-ce que je l’ai fait ? »
Xavier eut un sourire fugitif.
« Entre autres, oui.
— Dans ce cas, je regrette.
— Tu es sûr ? Tu n’as plus de haine ?
— De la haine ? Je n’ai que de la tristesse. Du regret pour ce que j’ai fait. De la colère pour ce que la KAY a fait de moi. Mais plus de haine. Tout ce que je désire, c’est l’oublier.
— Et qu’éprouves-tu envers moi ? Est-ce que tu as toujours envie de me tuer ?
— Te tuer… ça n’aurait plus de sens. Tu es…
— Je suis ton ami. »
Valrin ouvrit la bouche, la referma. Puis il hocha la tête.
« Ces trois dernières années ont passé en rêve. C’est comme si je les avais vécues il y a une éternité. J’ai l’impression de me pencher au-dessus d’un puits…
— Pavelic a dit que ce ne serait que passager. Tu risques de perdre quelques souvenirs, mais tu garderas l’essentiel. »
Valrin sourit à nouveau.
« Oui. Je me souviens bien d’Hursa. Quand tu m’as subtilisé l’échantillon de sang que je gardais. À ce moment-là, j’aurais pu t’étrangler. J’en avais le pouvoir et la volonté. Sais-tu ce qui m’a retenu ? »
Xavier fouilla dans ses propres souvenirs avant de répondre.
« Sur le moment, j’ai pensé que ta haine envers la KAY était si forte qu’il n’en restait plus assez pour me haïr, moi… Et puis je t’étais toujours utile. »
Valrin secoua la tête.
« Cela ne m’aurait pas empêché de te tuer.
— Alors pourquoi m’as-tu épargné ?
— À cause de Jana.
— Jana ?
— Ce que j’ai ressenti en pensant à toi et Jana : une pointe de jalousie, de vous imaginer heureux ensemble. Et cette jalousie, inexplicablement, me faisait oublier la haine qui m’habitait. J’ai réalisé alors que tu étais la seule personne qui me retenait à l’humanité. Et que, si je te tuais, il ne resterait plus rien d’humain en moi. »
Il avait prononcé le nom de la jeune femme un ton plus bas, comme s’il avait peur de l’invoquer, où qu’elle soit à présent.
Sans s’être concertés, ils tournèrent tous deux leur regard vers l’écran mural de la chambre qui montrait un orbiteur en train d’accoster le Vasimar. L’infime vibration consécutive à son arrimage se fit ressentir… À présent que la Porte était rouverte, le trafic était intense. La vie reprenait son cours.
Xavier adressa une prière muette en direction de Jana. Elle s’éleva et flotta au-dessus de lui, puis s’étendit à travers l’univers à la vitesse infinie de la pensée.
FIN